L’Art du Scribble : quand le gribouillis devient œuvre d’art

“Scribble”, c’est le mot anglais pour désigner le gribouillis, ces traits spontanés et désordonnés qu’on trace machinalement. Vous savez, ces petits dessins que vous faites en marge de vos notes pendant une réunion interminable ou au téléphone ? Eh bien, figurez-vous que dans l’univers foisonnant de l’art contemporain, le scribble occupe une place singulière, à mi-chemin entre le geste spontané et la création maîtrisée. Votre gribouillis distrait pourrait bien être de l’art sans que vous le sachiez ! En tout cas, c’est comme ça que j’ai commencé.

Le scribble trouve ses racines dans l’automatisme cher aux surréalistes, qui valorisaient le dessin libre, non censuré par la raison. Cette pratique du trait spontané, parfois chaotique, libère l’artiste des contraintes académiques et ouvre la voie à une expression plus viscérale, plus immédiate. En gros, on dessine ce qui nous passe par la tête, sans se prendre la tête justement. Vous voyez l’idée ?

Cette approche rejoint également les théories de l’art brut développées par Jean Dubuffet, qui célébrait les créations réalisées en dehors des normes culturelles établies. Le scribble partage avec l’art brut cette liberté formelle, cette absence de prétention qui paradoxalement le rend si puissant.

Personnellement, je ne vais pas si loin. Je trouve la technique du gribouillis intéressante dans ce qu’elle a de suggestif, sans pour autant tomber dans certains extrêmes qui finissent par ne plus être figuratifs du tout. L’alliance du tracé pseudo aléatoire avec un certain réalisme est la voie que je préfère par le contraste, la tension que cela crée dans l’esprit du spectateur. On ne voit l’oeuvre que si on s’en éloigne et qu’on renonce à un examen approfondi, qui lui ne révèle rien d’autres que des traits apparemment sans aucun sens.

Les maîtres du trait spontané

Je n’ai pas inventé cette technique, vous vous en doutez. Laissez-moi vous présenter quelques artistes qui ont fait du gribouillis leur signature.

Cy Twombly demeure sans doute la figure la plus emblématique de l’art du scribble. Imaginez des toiles monumentales, parsemées de boucles, de griffonnages et d’inscriptions cryptiques qui ont révolutionné la perception du gribouillis dans l’art contemporain. Twombly transformait le geste graphique en poésie visuelle, où chaque trait, chaque marque semblait porteur d’une émotion brute et d’une histoire fragmentée. Devant ses œuvres, vous vous direz peut-être “j’aurais pu faire ça”, mais justement, lui l’a fait le premier, et c’est tout l’art.

Jean-Michel Basquiat a également élevé le scribble au rang d’icône culturelle. Ses œuvres mêlent mots griffonnés, symboles primitifs et figures schématiques dans une explosion d’énergie urbaine. Chez Basquiat, le gribouillis devient langage, commentaire social, cri de révolte. C’est du street art qui refuse de s’excuser d’être brut. Si vous aimez l’art qui a du punch, vous allez adorer.

Côté français, Jean Dubuffet lui-même, père de l’art brut, a largement exploré le territoire du gribouillis avec ses figures hiératiques aux traits grossiers et enfantins. Ses “Hourloupe”, ces formes cellulaires griffonnées en rouge et bleu, sont devenues iconiques. Dubuffet revendiquait un art “sans culture”, un retour à la spontanéité primitive du trait.

Henri Michaux, poète et peintre, a poussé le scribble vers des territoires plus intimes et hallucinatoires. Ses dessins automatiques, souvent réalisés sous l’influence de substances psychotropes (dans un cadre expérimental, bien sûr…), explorent les méandres de la conscience. Ses traits nerveux et répétitifs créent des univers fourmillants qui semblent échapper à tout contrôle rationnel.

Hom Nguyen, artiste parisien d’origine vietnamienne né en 1972, incarne parfaitement cette esthétique du gribouillis contemporain. Autodidacte anticonformiste, il travaille au fusain, au feutre, à l’huile, voire même au stylo-bille, dans un corps-à-corps avec la matière. Comme il le dit lui-même, il est quelqu’un de “très spontané”, et cela se ressent dans ses portraits monumentaux où les traits se superposent, se croisent, créent des “lignes de vie”. Ses visages émergent d’un enchevêtrement de traits gestuels qui rappellent autant le gribouillage compulsif que la calligraphie asiatique. C’est cette liberté totale face à la matière qui fait de lui un maître du scribble moderne.

Ernest Pignon-Ernest, figure majeure du street art français, intègre le gribouillis dans ses interventions urbaines. Ses dessins au fusain, souvent griffonnés et esquissés, collés sur les murs de nos villes, ont cette qualité brute et éphémère qui fait tout le sel du scribble.

Julie Mehretu, artiste éthiopienne-américaine contemporaine, pousse le scribble vers l’abstraction architecturale. Ses compositions denses et stratifiées accumulent les traits, les lignes et les marques gestuelles pour créer des cartographies imaginaires d’une complexité hypnotique. Croyez-moi, ses toiles donnent le vertige tant elles fourmillent de détails, même s’il faut ouvrir grand son esprit pour en percevoir l’intérêt.

Les artistes contemporains du scribble utilisent une grande variété d’outils que vous avez probablement déjà chez vous : du simple crayon au marqueur industriel, en passant par les bombes de peinture et les outils numériques. Le support lui-même peut varier, allant du carnet intime à la toile monumentale, du mur urbain à la tablette graphique. Bref, tout est bon pour laisser votre trace. Perso, j’ai fait simple: stylo Bic sur papier, soit du bristol, soit du papier aquarelle, un peu plus élégant.

Comme d’autres artistes, je privilégie le noir et blanc pour accentuer la pureté du trait, tandis que d’autres incorporent la couleur pour ajouter une dimension émotionnelle supplémentaire. La répétition, la superposition et l’accumulation de marques constituent souvent des stratégies visuelles centrales. C’est un peu comme si l’on construisait une œuvre couche par couche, trait par trait, sans vraiment savoir où aller. J’ai personnellement fait quelques tentatives en ce sens, sans pour autant avoir abouti à mon goût à quelque chose de très intéressant.

Je suis en revanche intéressé par les possibilités qu’offrent les techniques de gravure. A partir d’un sillon tracé dans une plaque de cuivre, il est possible, en s’affranchissant de l’orthodoxie pointilleuse de cet art ancestral, par exemple en utilisant un essuyage partiel de l’encre restée sur les aplats du cuivre, de modeler les ombres et les lumières.

Le scribble à l’ère numérique

L’avènement des outils numériques a ouvert de nouvelles perspectives pour l’art du scribble. Si vous avez une tablette graphique, vous savez déjà qu’elle permet une spontanéité comparable au dessin traditionnel, tout en vous offrant des possibilités infinies de correction, de superposition et d’expérimentation. Des artistes exploitent cette hybridation entre dessin manuel et diffusion numérique, créant des œuvres qui circulent instantanément sur vos réseaux sociaux. Instagram, Pinterest et TikTok sont devenus de véritables galeries pour le gribouillis 2.0.

Je n’ai pas personnellement d’aversion particulière à l’égard d’un art utilisant les nouvelles technologies ou l’intelligence artificielle, sauf si cela conduit à devenir un simple rédacteur de prompts et à attendre que l’IA fasse tout le boulot. L’artiste peut s’inspirer des élucubrations de l’IA pour bâtir sa propre création, et cela peut même aider à dépasser l’angoisse de la feuille blanche, voire relancer une créativité en panne. Mais l’humain doit garder le dernier mot à ce qui ne doit rester qu’une simple proposition. La machine ne fait pas d’art, elle se borne à mélanger des sources , à appliquer plus ou moins quelques consignes et à vomir des pixels. A l’artiste d’en faire quelque chose de personnel.

Une forme d’expression accessible: la philosophie du trait libre

Alors, qu’est-ce qui distingue le scribble artistique de votre simple gribouillis distrait ? C’est l’intention qui le sous-tend. L’artiste qui pratique le scribble cherche à capturer quelque chose d’insaisissable : le flux de la conscience, l’énergie du geste, la trace du temps qui passe. Chaque trait porte en lui une histoire, même si celle-ci reste indéchiffrable pour vous comme pour moi.

Le scribble interroge aussi notre rapport à la perfection. Dans une société obsédée par la maîtrise technique et la finition impeccable, le gribouillis revendique le droit à l’imperfection, à l’inachevé, au brouillon. C’est presque un acte de rébellion : non, tout n’a pas besoin d’être parfait pour être beau. Avouez que c’est libérateur, non ?

L’un des aspects les plus démocratiques du scribble réside dans son accessibilité. Contrairement à d’autres formes d’art nécessitant un apprentissage technique long et coûteux, le gribouillis est à la portée de tous. Pas besoin de dix ans aux Beaux-Arts pour commencer à gribouiller. Cette dimension inclusive explique en partie son succès croissant dans les pratiques artistiques contemporaines et thérapeutiques. Même le portrait, pourtant discipline exigeante lorsqu’il s’agit d’être ressemblant à quelqu’un en particulier, est simplifié par le recours au gribouillis. Les erreurs deviennent constitutives de l’oeuvre, et la précision des traits n’est pas imposée pour atteindre une ressemblance acceptable.

La recherche de perfection n’est pas le trip du scribble, au contraire de l’hyper-réalisme. Si vous considérez qu’une oeuvre ne vaut que par sa perfection, vous ne passerez jamais à l’action. Le scribble autorise une forme d’approximation qui déverrouille les réticences, et nous laisse libre ensuite d’évoluer vers une forme d’expression plus académique si on le souhaite. Mais le premier pas sera fait.

L’art du scribble nous invite donc à reconsidérer nos préjugés sur ce qui mérite le statut d’œuvre d’art. En célébrant le geste spontané, l’imperfection assumée et l’énergie brute, il nous rappelle que l’art peut surgir des endroits les plus inattendus, y compris des marges de cahiers d’écolier ou de notes nonchalamment prises au cours d’austères réunions. Plus qu’une simple technique, le scribble est une philosophie, une manière d’être au monde qui valorise l’instant présent et la liberté créative absolue.

Alors la prochaine fois qu’on vous reproche de gribouiller, regardez votre interlocuteur droit dans les yeux et dites simplement que vous faites de l’Art. Techniquement, vous n’aurez pas tort.


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